A la Tempête une réussie et renouvelée Cerisaie fidèle à Anton Tchekhov
Nicolas Liautard et Magalie Nadaud montent dans la grande salle de la Tempête, La Cerisaie. Ils réinventent pour notre plus grand plaisir la dernière pièce de Anton Tchekhov, une pièce dense, drôle et en même temps amère.
Tchekhov est déjà très malade lorsqu’est créée au Théâtre d’Art de Moscou ce qui sera sa dernière pièce : La Cerisaie. Le grand Stanislavski, professeur d’art dramatique en est le metteur en scène. Il écrit au créateur de la Mouette : La Cerisaie est votre meilleure pièce. Je m’y suis attaché encore plus qu’à notre chère Mouette. J’ai pleuré comme une femme. Je vous entends dire que c’est une farce, mais pour un homme simple c’est une tragédie. Anton Tchekhov aura en effet asséné jusqu’à son dernier souffle que La Cerisaie est une comédie.
Nicolas Liautard le sait et la volonté de Tchekhov est présente dès avant la pièce. Alors que le public souriant s’installe, sur le grand plateau de la Salle Serreau les comédiens déambulent, s’assoient, se relèvent, jettent des regards vers la salle. Lopakhine surveille sa montre. La troupe s’impatiente à nous raconter son histoire, à transmettre son témoignage. Ainsi commence malicieusement cette Cerisaie. La comédie est en marche et le public son complice. Le plus impatient est Lopakhine, bien sûr car il est le personnage le plus nostalgique.
La Cerisaie est le nom d’une propriété où l’élégante Ranevskaïa et son frère ont passé leur enfance. A son retour de Paris, Lioubov Andréïevna Ranevskaïa doit se rendre à l’évidence. Il faut vendre son domaine et, avec lui ce verger à cerises qui en fait le raffinement, la beauté et la célébrité à travers la Russie. Lopakhine, ancien serf devenu marchand, l’achètera. Il en abattra les arbres pour construire des résidences hôtelières car pour lui ancien serf, posséder cette Cerisaie exige d’en détruire la beauté. Ainsi, en 1904, Tchekhov met en scène la fin du monde aristocratique et l’entrée triomphante d’une classe d’entrepreneurs. Lui-même mourra quelques mois plus tard.
Nicolas Liautard a choisi de transposer l’histoire de nos jours. La thématique de la fin de servage en Russie ne souffre en rien de l’anachronisme car notre époque contient les ferments d’une crise qui serait en préparation sous nos yeux par la métamorphose de nos sociétés, par la mondialisation, par les mutations sociétales, en un mot une crise analogique à celle de la Russie et qui signe la chute en marche d’un ancien monde. Ainsi, transplanté aujourd’hui et fort de l’adaptation de Nicolas Liautard, le propos de Tchekhov acquiert une puissance nouvelle. Et tout ce propos est devant nous : La transformation des termes de l’échange, la dislocation des classes sociales, la primauté du foncier, la grande vulnérabilité de la valeur famille et bien sûr la nostalgie triste pour ce qui disparait.
Le décor dépouillé et unique tout au long des quatre actes nourrit le geste. La scénographie est quasi invisible sauf quelques motifs minimalistes mais percutants. Au fond du plateau un voile cache le hors champ et aussi ce passé, objet des conversations, qui bataille à se dévoiler. Tout rappelle le vide jusqu’à la gesticulation artificielle de la fête d’adieu. Nos imaginaires sont pleins de ce vide-là colonisé par la formidable performance des comédiens.
Sarah Brannens (applaudie dernièrement dans Notre innocence de Wajdi Mouawad) confirme son talent d’occuper l’espace par son physique délicat et fragile, elle est Ania. Sourire chaleureux au coin des lèvres, Jean-Yves Broustail le frère de Ranevskaïa compose une partition émouvante en duo avec Nanou Garcia la sœur. Cette merveilleuse comédienne souffle sur toute la pièce la nostalgie et le désespoir. Elle interprète le faux semblant avec une incroyable dextérité. Sous nos yeux, elle est bouleversante. Nanou Garcia joue Lioubov Andréïevna Ranevskaïa mais on ne voit que Ranevskaïa jouant la comédie pathétique et puérile du bonheur. Brillante et généreuse la comédienne s’efface sous sa composition. Ce dispositif virtuose donne à chacune de ses confessions intimes une authenticité rare, et poignante. Épousant le même biais, Émilien Diard-Detoeuf joue un admirable Lopakhine. On se souvient de la performance de Jérôme Kircher (mise en scène Alain Françon en 2009) dont l’acteur prend dignement la suite. Jeune, dynamique, le corps tendu, il est traversé par le désastre de cette fin de monde sans jamais plier, et lorsqu’il dit sa sidération angoissée d’avoir renversé sa classe sociale, sa tirade dévoile l’authentique Lopakhine. Il est au cœur, serré, d’une secrète nostalgie pour un temps où il était moujik. Il ose avouer sa peur devant ces temps eschatologiques. Le moment magique est à fendre l’âme. Du côté des domestiques Thierry Bosc, immense acteur, est un délicat et poignant Firs, majordome cacochyme et tendrement résigné. Jade Fortineau est une Douniacha parfaite, criante de vérité tandis que Emel Hollocou est une clownesque Charlotta. Marc Jeancourt défend avec brio un hilarant Epikhodov. Nicolas Roncerel est un magnifique Yacha.
Finissons d’encenser la pièce en signalant que les interactes sont animés par des intermèdes musicaux épatants, et que la fête dansée est emmenée par un irrésistible Fabrice Pierre (Pichtchik).
L’ensemble est un spectacle drôle et enthousiasmant plié sur une comédie amère nous offrant de réfléchir autrement.
David Rofé-Sarfati